4 juin 2018
Crédit : Pierre Bonnard
Le récit autobiographique Emmanuelle, paru en 1959 sous le manteau avant d’être republié en 1968, est devenu un mythe érotique planétaire. Ode solaire à la liberté, à l’épanouissement des sens et du corps, il s’agit d’une œuvre majeure, féministe et libertine. Elle invite à penser autrement, à profiter des plaisirs de l’existence, à s’épanouir dans un érotisme radieux frontalement opposé aux normes pornographiques actuelles. Comme le souhaitait l’auteure, « Il faudrait que chaque femme se mette, ne serait-ce que dix minutes, une fois dans sa vie, dans la peau d’Emmanuelle » … et ce dès les premières pages du récit qui débute par le voyage en avion qui conduit l’héroïne à Bangkok où elle rejoint son mari diplomate, voyage au cours duquel elle s’abandonne aux fantasmes qui l’habitent.
Emmanuelle Arsan, Emmanuelle (1968).
Elle résista mais ce n’était que pour mieux goûter, par degrés, les délices de l’abandon. Celui-ci s’annonça par une langueur diffuse, une sorte de conscience tiède de tout son corps, un désir de relâchement, d’ouverture, de plénitude, sans rêverie précise encore, ni émotion identifiable : rien qui fût très différent de la satisfaction physique qu’elle aurait éprouvée à s’étirer au soleil sur une plage de sable chaud. Puis, peu à peu, en même temps que la surface de ses lèvres devenait plus brillante, que ses seins gonflaient et que ses jambes se tendaient, attentives au moindre contact, son cerveau essaya des images, au début presque sans formes, longtemps sans liens, mais qui suffisaient à humecter ses muqueuses et à cambrer ses reins.
Quasi imperceptibles, mais sans défaillances, les vibrations amorties de la coque de métal accordaient Emmanuelle à leur fréquence, cherchant des harmoniques dans les rythmes de son corps. Une onde montait le long de ses jambes, partant des genoux (épicentres chimériques de ce tremblement de sensations sans contours), résonnant inexorablement, à la surface des cuisses, toujours plus haut, secouant Emmanuelle de frissons.
Désormais, les fantasmes accourraient, obsédants : lèvres qui se posaient sur sa peau, organes d’hommes et de femmes (dont les visages restaient ambigus), phallus pressés de la toucher, de se frotter contre elle, de se frayer un passage entre ses genoux, forçant ses jambes, ouvrant son sexe, la pénétrant avec des efforts, un labeur qui la comblaient. Leur mouvement était celui d’un progrès continu : ils ne revenaient pas en arrière, l’un après l’autre, ils s’enfonçaient dans l’inconnu du corps d’Emmanuelle, par l’étroite voie qu’ils ne se lassaient pas de reconnaître, paraissant ne jamais trouver de limites à leur course, cheminant indéfiniment à l’intérieur d’elle, la rassasiant de chair et, à n’en plus finir, se vidant en elle de leurs sucs.
L’hôtesse crut Emmanuelle endormie et elle fit, avec précaution, basculer le dossier, transformant le siège en couchette. Elle étendit une couverture de cachemire sur les longues jambes alanguies, que le glissement du fauteuil avait découverte à mi-cuisses. L’homme, alors, se leva et fit lui-même la manœuvre qui plaçait son siège au niveau de celui de sa voisine de cabine. Les enfants s’étaient assoupis. L’hôtesse souhaita bonne nuit à la cantonade et éteignit les plafonniers. Seules deux veilleuses empêchèrent les objets et les hommes de perdre toute forme.
Emmanuelle s’était abandonnée sans ouvrir les yeux au soin que l’on prenait d’elle. Sa rêverie, toutefois, n’avait rien perdu de son intensité ni de son urgence, au cours de ces mouvements. Sa main droite rampait maintenant le long de son ventre, très lentement, se retenant, finissant par atteindre le niveau du pubis, sous la couverture légère que sa progression faisait onduler. Mais, dans cette pénombre, qui pouvait la voir ? Du bout de ses doigts, elle explorait, creusait la soie souple de sa jupe, dont l’étroitesse s’opposait à ce que ses jambes s’entrouvrissent : elles tendaient l’étoffe dans leur effort pour s’écarter ; elles y réussirent suffisamment, enfin, pour que les doigts sentissent, à travers la minceur du tissu, le bouton de chair en érection qu’ils cherchaient et sur lequel ils pressèrent avec tendresse.
Pendant quelques secondes, Emmanuelle laissa l’ovation de son corps s’apaiser. Elle essayait de retarder l’issue. Mais bientôt, n’y tenant plus, elle commença, avec une plainte étouffée, de donner à son médius l’impulsion minutieuse et douce qui devait amener l’orgasme. Presque aussitôt, la main de l’homme se posa sur la sienne.
Le souffle perdu, Emmanuelle sentit ses muscles et ses nerfs se nouer, comme si un jet d’eau glacée l’avait fouettée en plein ventre. Elle resta immobile, non point vidée de sensations, mais toutes sensations et toute pensée arrêtées, à la manière d’un film dont on suspend le déroulement sans obscurcir l’image. Ni elle n’eut peur, ni elle ne fut, à proprement dire, choquée. Elle n’eut pas, non plus, le sentiment d’être prise en faute. En vérité, elle n’était capable, à ce moment-ci, de formuler le jugement ni sur le geste de l’homme, ni sur sa propre conduite. Elle avait enregistré l’événement, puis sa conscience s’était figée. Maintenant, de toute évidence, elle attendait ce qui allait prendre la suite de ses songes écoulés.
Par Laura / Les lettres, Sanguine