La chronique Rose caprice

… j’ai eu mon premier portable en terminale, un Nokia 3310 avec lequel j’ai découvert la puissance érotique des « sextos » que l’on s’envoyait inlassablement avec mon amour de vacances. Je me suis toujours intéressée aux garçons, aux hommes. Je voyais la possibilité d’aimer, de partager des baisers, des caresses, des moments érotiques, comme un formidable moteur de liberté. J’avais 15, 16, 17, 18 ans. J’étais une jeune fille française, européenne, libre. Libre de coucher le premier soir si j’en avais envie, libre d’écouter et de vivre mes désirs, libre de papillonner, d’avoir envie de séduire, de plaire, libre d’essayer tout un tas de choses, de repousser les limites, de transgresser, de choisir. Il y avait bien cette menace qui plane toujours sur les femmes de passer pour une fille facile, une salope pour être poétique, mais je m’en moquais. Je trouvais absolument scandaleux qu’un homme multipliant les partenaires soit valorisé et qu’une femme désirant vivre une sexualité libérée et épanouie soit méprisée. Et pourtant, malgré mes principes, ma liberté, ma soif de plaisirs, de peaux nouvelles, je ne peux pas dire que ces expériences aient été hautement satisfaisantes. Bien sûr il y a eu les quelques garçons dont je suis tombée amoureuse, que je désirais terriblement, de qui je garde de bons souvenirs, mais, même avec eux, le plaisir avait toujours un goût d’inachevé. Et pourtant, je le cherchais ce plaisir. Je lui courais après.

A l’époque on ne parlait que de la différence entre orgasme vaginal et orgasme clitoridien. Il y avait l’orgasme de gamine, le clitoridien, que je me procurais très bien toute seule et depuis longtemps, et l’autre, le grand, le formidable, l’incroyable, le fameux orgasme vaginal qui devait être lié à cet extraordinaire point G, ce graal dont les magazines parlaient. On était vraiment convaincues de cela entre filles, entre copines, quand nous en parlions. Et chaque nouveau partenaire, chaque nouvelle expérience sexuelle, était comme une pochette surprise : peut-être qu’enfin, avec ce garçon, nous allions avoir un orgasme. Écrire cela me semble presque ridicule maintenant mais nous ressentions vraiment les choses ainsi. Je crois qu’il ne me traversait même pas l’esprit à l’époque qu’un homme puisse me faire jouir avec ses doigts ou mieux avec sa bouche. Bien sûr mes partenaires me caressaient, mais c’était toujours dans le cadre de ces sacro-saints préliminaires qui devaient précéder une pénétration. Cela n’était jamais pour me faire jouir, cela n’était jamais pendant une pénétration, et cela n’était jamais, ô grand jamais, après une pénétration. Je n’en veux même pas à ces garçons, même à ceux plus âgés que moi qui étaient déjà des hommes, car je pense qu’eux-mêmes étaient conditionnés par le mainstream du rapport sexuel type : préliminaires, pénétration, orgasme pour eux, rien pour moi. Je serais même devenue rouge de honte de demander à l’un de ces hommes de me faire jouir. D’ailleurs je stimulais spontanément des orgasmes à la fin d’une pénétration, pour des raisons diverses et variées au premier rang desquelles : faire plaisir au garçon si je l’aimais bien pour qu’il soit content de lui (ce qui est tout à fait stupide je vous l’accorde car il avait l’impression de m’avoir satisfaite) ou accélérer la venue de sa jouissance si je commençais à sérieusement m’ennuyer et avais envie que cela se termine.

Cette période me semble très loin car, après ces premières années de vie sexuelle à la fois très pleines et très vides, la vingtaine est arrivée, puis la trentaine, et, avec elles, les hommes qui ont su me faire jouir, de leurs doigts et de leurs bouches, avant une pénétration, pendant une pénétration, après une pénétration, ou sans qu’il y ait de pénétration. Et à moi de comprendre, dans l’érotisme intense de ces moments, dans les émotions et le plaisir ressentis, dans l’envie que ces heures jamais ne s’arrêtent, à quel point j’avais pu perdre mon temps, avant. Et pourtant je gardais toujours dans un coin de ma tête l’idée qu’il devait quand même bien exister ce fameux orgasme vaginal que je ne connaîtrais sûrement jamais. Il aura fallu que je me documente beaucoup à ce sujet au cours des dernières années pour comprendre et vraiment connaître mon corps, et en devenir fière. Oui, fière, car contrairement aux hommes, nous disposons d’un organe qui a pour seule fonction de donner du plaisir, un organe qui peut nous faire jouir de très nombreuses fois de suite, un organe qui ne subira pas les ravages du temps, un organe qui semble tout petit mais qui n’est en fait que la partie externe, la partie visible de l’iceberg… Notre clitoris est en effet constitué d’une partie interne, sollicitée pendant la pénétration ce qui, chez certaines femmes dont le clitoris est très proche de la paroi vaginale, peut amener à l’orgasme sans qu’une sollicitation de sa partie externe ne soit nécessaire. Mais peu importe : la sensation est la même, il s’agit d’un orgasme dont l’épicentre est notre clitoris, et non pas d’un orgasme vaginal.

Je me dis que si j’avais eu tout ça en tête pendant les premières années de ma vie sexuelle, elle en aurait été bien plus belle. J’aurais osé demander à mes partenaires. J’aurais connu beaucoup plus de plaisir et je leur en aurais certainement donné davantage. Je me serais sentie bien plus fière de mon corps, plus sûre de moi, plus puissante, et, en définitive, plus libre. Aujourd’hui je connais parfaitement mon corps et le niveau d’éducation auquel j’ai pu accéder n’y est certainement pas étranger. Je me suis aussi beaucoup nourrie de littérature érotique, formidable porte ouverte aux fantasmes, à la prolifération d’images mentales, à l’appropriation de ses désirs. Ma fille est une enfant et sa sexualité future ne me concernera en aucun cas mais j’aimerais que plus tard elle ait pleinement conscience de la beauté et des richesses de son corps de femme, car je crois qu’une sexualité épanouie donne de l’assurance et de la force. Alors certes, les jeunes filles d’aujourd’hui ont accès à bien plus d’informations, via Internet, que ce dont nous disposions à la fin des années quatre-vingt-dix, mais y sont-elles vraiment réceptives ? Ne sont-elles pas par ailleurs noyées par des images pornographiques consacrant une fois encore le plaisir masculin et le caractère stéréotypé de rapports pensés pour le plaisir des hommes ?

On aura beau instituer tout un cadre juridico-légal pour l’égalité homme-femme, celle-ci ne sera jamais effective si cette égalité ne passe pas par la sexualité. Et, peu importe les goûts, les pratiques, les désirs, peu importe les voies d’accès au plaisir, qui sont mouvantes, qui évoluent d’un partenaire à l’autre, d’un moment de la vie à l’autre, il y a une chose qui devrait être acquise, évidente, admise, connue de tous, c’est la façon dont une femme jouit et son droit à jouir.