9 octobre 2018
(Crédit : Loomingu Raamatukogu)
Doris Lessing compte parmi les plus grands écrivains du vingtième siècle et a reçu le Prix Nobel de littérature en 2007. Dans son communiqué officiel, l’Académie de Stockholm l’a décrite comme « la conteuse épique de l’expérience féminine, qui, avec scepticisme, ardeur et une force visionnaire, scrute une civilisation divisée ». Dans tous ses romans, brillants et passionnés, Doris Lessing porte en effet un regard aigu sur la vie des femmes. Dans Le Carnet d’or, qui demeure son œuvre phare, la jeune romancière Anna Wulf, hantée par le syndrome de la page blanche, a le sentiment que sa vie s’effondre et note ses expériences dans des carnets de couleur. Dans ce puissant portrait d’une femme en quête de sa propre identité, personnelle et politique, Doris Lessing parvient à exprimer le rapport entre les sexes, l’aspiration des femmes à la liberté et à l’indépendance. Elle a ainsi marqué toute une génération de femmes, devenant malgré elle une porte-parole du féminisme des années 1960 et 1970, et sa lecture aujourd’hui reste bouleversante et incroyablement moderne. Dans cet extrait, Anna décrit avec une émotion à fleur de peau « l’état de jeunesse », les « brusques attirances » qui nous poussent vers les autres, la valse des désirs.
Doris Lessing, Le Carnet d’or (1962), Éditions Albin Michel pour la traduction française (1976, 2016).
Nous nous dirigeâmes vers la grande salle dans la lumière chaude du soleil, qui faisait émaner de la poussière une odeur persistante. Son bras m’enveloppait à nouveau, et le plaisir que j’en éprouvais n’avait plus rien à voir avec le fait que Willi puisse nous observer. Je me rappelle la sensation de la délicate pression de sa main au creux de mes reins, et je me rappelle avoir songé que, vivant en groupe comme nous le faisions, ces brusques attirances pouvaient surgir et s’estomper en un instant, laissant derrière elles une tendresse, une curiosité insatisfaite, et un sentiment de perte légèrement douloureux, mais pas déplaisant ; et je pensai que c’était peut-être toute cette peine tendre des possibilités irréalisées qui nous liait. Sous un grand jacaranda qui poussait à côté de la grande salle et qui nous ôtait à la vue de Willi, Paul me fit pivoter vers lui et me sourit, et la tendre souffrance me transperça de part en part. « Anna, dit-il d’une voix chantante, Anna, belle Anna, absurde Anna, folle Anna qui nous console dans ce désert sauvage, Anna avec ses yeux noirs amusés et bienveillants ». Nous souriions l’un vers l’autre, tandis que le soleil nous frappait violemment de ses aiguilles d’or pointues à travers l’épaisse dentelle verte de l’arbre. Ce qu’il venait de dire me fut une révélation – car j’étais constamment embarrassée, insatisfaite, tourmentée par mon imperfection, conduite par défaut vers toutes sortes d’avenirs impossibles, et l’expression par laquelle il m’avait décrite, avec « mes yeux noirs amusés et bienveillants », se situait donc à cent mille lieues de moi. Je ne crois pas qu’à cette époque j’avais vraiment vu les autres, si ce n’est comme prolongement de mes besoins. C’est seulement maintenant, avec le recul, que je comprends ; mais à cette époque-là je vivais dans une brume illuminée, changeant et oscillant au gré de mes désirs. Évidemment, ce n’est là que la description de l’état de jeunesse. Mais de nous tous, seul Paul avait des « yeux amusés ». Et tandis que nous pénétrions dans la grande salle en nous tenant par la main, je le regardais et me demandais s’il était possible que ce garçon, si maître de lui-même, souffrît de désespoir et de tourments semblables aux miens ; et s’il était vrai que j’eusse comme lui des « yeux amusés » – qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?
Par Laura / Fauve, Les lettres