24 juillet 2018
Crédit : Film L’Amant de Jean-Jacques Annaud (1992)
Saigon. 1930. Un riche Chinois s’approche d’une petite blanche de quinze ans qu’il va aimer. Dans les méandres du Mékong, dans la moiteur de l’Indochine, dans une automobile noire, dans une chambre, « la jeune fille au feutre d’homme et aux chaussures d’or » suit le Chinois qui devient son amant. De ce moment fondamental, de ce personnage obsédant que l’on retrouve dans tant de livres de Marguerite Duras, même les plus précis de ses biographes ne peuvent démêler l’autobiographique de la fiction. Ainsi écrivait celle dont nous vous invitons à découvrir le portrait, en écoutant son désir et sa liberté, comme le fait l’adolescente de L’Amant qui « caresse la couleur dorée, l’inconnue nouveauté », avant d’être « changée, lentement arrachée, emportée vers la jouissance ».
Marguerite Duras, L’Amant (1984).
C’est la fin du jour dehors, on le sait au bruit des voix et à celui des passages de plus en plus nombreux, de plus en plus mêlés. C’est une ville de plaisir qui bat son plein la nuit. Et la nuit commence maintenant avec le coucher du soleil.
Le lit est séparé de la ville par ces persiennes à claire-voie, ce store de coton. Aucun matériau dur ne nous sépare des autres gens. Eux, ils ignorent notre existence. Nous, nous percevons quelque chose de la leur, le total de leurs voix, de leurs mouvements, comme une sirène qui lancerait une clameur brisée, triste, sans écho.
Des odeurs de caramel arrivent dans la chambre, celles des cacahuètes grillées, des soupes chinoises, des viandes rôties, des herbes, du jasmin, de la poussière, de l’encens, du feu de charbon, le feu se transporte ici dans des paniers, il se vend dans les rues, l’odeur de la ville est celle des villages de la brousse, de la forêt.
Je l’ai vu tout à coup dans un peignoir noir. Il était assis, il buvait un whisky, il fumait.
Il m’a dit que j’avais dormi, qu’il avait pris une douche. J’avais à peine senti le sommeil venir. Il a allumé une lampe sur une table basse.
C’est un homme qui a des habitudes, je pense à lui tout à coup, il doit venir relativement souvent dans cette chambre, c’est un homme qui doit faire beaucoup l’amour, c’est un homme qui a peur, il doit faire beaucoup l’amour pour lutter contre la peur. Je lui dis que j’aime l’idée qu’il ait beaucoup de femmes, celle d’être parmi ces femmes, confondue. On se regarde. Il comprend ce que je viens de dire. Le regard altéré tout à coup, faux, pris dans le mal, la mort.
Je lui dis de venir, qu’il doit recommencer à me prendre. Il vient. Il sent bon la cigarette anglaise, le parfum cher, il sent le miel, à force sa peau a pris l’odeur de la soie, celle fruitée du tussor de soie, celle de l’or, il est désirable. Je lui dis ce désir de lui. Il me dit d’attendre encore. Il me parle, il dit qu’il a su tout de suite, dès la traversée du fleuve, que je serais ainsi après mon premier amant, que j’aimerais l’amour, il dit qu’il sait déjà que lui je le tromperai et aussi que je tromperai tous les hommes avec qui je serai. Il dit que quant à lui il a été l’instrument de son propre malheur. Je suis heureuse de tout ce qu’il m’annonce et je le lui dis. Il devient brutal, son sentiment est désespéré, il se jette sur moi, il mange les seins d’enfant, il crie, il insulte. Je ferme les yeux sur le plaisir très fort. Je pense : il a l’habitude, c’est ce qu’il fait dans la vie, l’amour, seulement ça. Les mains sont expertes, merveilleuses, parfaites. J’ai beaucoup de chance, c’est clair, c’est comme un métier qu’il aurait, sans le savoir il aurait le savoir exact de ce qu’il faut faire, de ce qu’il faut dire. Il me traite de putain, de dégueulasse, il me dit que je suis son seul amour, et c’est ça qu’il doit dire, et c’est ça qu’on dit quand on laisse le dire se faire, quand on laisse le corps faire et chercher et trouver et prendre ce qu’il veut, et là tout est bon, il n’y a pas de déchet, les déchets sont recouverts, tout va dans le torrent, dans la force du désir.
Par Laura / Bouton d'or, Les lettres