30 octobre 2018
(Crédit : Vivian Maier)
Né en 1935 aux États-Unis, dans le Bronx, Vivian Gornick est une figure féministe et une critique littéraire respectée. Journaliste au Village Voice, elle est connue pour son travail autobiographique. Pour reprendre les mots du New York Times, son livre Attachement féroce est en effet devenu « un classique instantané » aux États-Unis, plébiscité par le public et la critique dès sa sortie en 1987. Il n’a été traduit en français qu’en 2017. Vivian Gornick y raconte l’histoire d’une mère et de sa fille qui s’aiment et se haïssent éperdument. Tandis qu’elles arpentent ensemble les rues de New York, défilent des souvenirs, des destins et des portraits de femmes inoubliables. Nous partageons avec vous les premières lignes d’un livre qu’il est difficile de refermer une fois commencé.
Vivian Gornick, Attachement féroce(1987), Éditions Payot et Rivages pour la traduction française (2017).
J’ai huit ans. Ma mère et moi sortons de chez nous au premier étage. Devant la porte ouverte de l’appartement voisin, Mrs Drucker fume une cigarette. Ma mère ferme à clef et lui lance : « Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? » Mrs Drucker désigne son logement en rejetant la tête en arrière. « Il veut me baiser. Je lui ai dit d’aller prendre une douche avant de me toucher. » Je sais qu’« il » est son mari. « Il », c’est toujours le mari. « Pourquoi ? Il est si sale ? » demande ma mère. « Moi, je le trouve sale », répond Mrs Drucker. « Drucker, vous êtes une putain », lance ma mère. Mrs Drucker hausse une épaule. « Peut-être, mais j’ai pas le droit de prendre le métro », rétorque-t-elle. Dans le Bronx, « prendre le métro » était un euphémisme pour « travailler ».
J’ai habité dans cet appartement entre l’âge de six et vingt et un ans. L’immeuble avait beau compter vingt logements, quatre par étage, je ne me rappelle que de femmes. Je n’ai presque aucun souvenir d’hommes. Pourtant, ils étaient partout – maris, pères ou frères – mais je ne me souviens que des femmes. Toutes vulgaires comme Mrs Drucker ou féroces comme ma mère. Quand elles parlaient, on avait l’impression qu’elles ne savaient ni qui elles étaient, ni quel pacte elles avaient conclu avec la vie. En revanche, elles se comportaient la plupart du temps comme si elles le savaient pertinemment. Futées, versatiles, illettrées, on les aurait crues issues des romans du naturaliste Theodore Dreiser. Il pouvait s’écouler plusieurs années de calme apparent, puis tout à coup, surgissait une éruption d’affolement et de violence. Au passage, deux ou trois vies étaient écorchées (voire détruites), et le tumulte s’apaisait. A nouveau : un calme morose, une torpeur érotique, la banalité ordinaire du déni quotidien. Et moi, la fille qui grandissait en leur sein, je me construisais à leur image, je les inhalais comme du chloroforme versé sur un tissu que l’on m’aurait plaqué sur le visage. J’ai mis trente ans à comprendre combien je les comprenais.
Couverture du livre de Vivian Gornick,
Attachement féroce(1987)
Par Laura / Fauve, Les lettres