14 octobre 2019
Crédit : H Theoria
J’ai découvert la marque H. Theoria cet été en feuilletant un magazine. J’ai tout de suite aimé ses flacons, son graphisme évoquant les “cabinets de curiosités” et surtout les appellations de ses trois liqueurs : “Procrastination”, “Hystérie” et “Perfidie”. Ces liqueurs sont confectionnées en Bourgogne grâce à un savoir-faire ancestral qui extrait le meilleur des plantes, des épices, des fruits et des fleurs. J’étais curieuse de savoir qui avait eu l’audace de créer ces spiritueux atypiques servis dans les plus prestigieux hôtels parisiens et utilisés par plusieurs chefs étoilés. Pour en savoir plus, j’ai rencontré Marlène l’une des 2 fondatrices. Elle avait apporté dans son sac les 3 fameux flacons de liqueurs pour me les faire découvrir. Cette rencontre a été comme un voyage poétique dans l’univers des arômes et des mots. Marlène a créé ses liqueurs comme on crée des parfums et elle raconte leurs histoires. Elle est dotée d’un nez exceptionnel, mais aussi d’une personnalité attractive, pétrie d’une pulsion créative mêlant humour, spleen et bien plus encore.
Marlène tu es « nez », un métier fascinant et mystérieux à mes yeux. J’ai lu que tu avais étudié à l’Ecole Isipca. Est-ce que depuis toute petite tu as développé un don particulier pour l’olfaction ?
Je suis « aromaticienne », ce qui est lié à tout ce qui touche aux arômes et au goût. Je suis née en Bourgogne, bercée dans la culture de la gastronomie et des saveurs avec une maman qui cuisine beaucoup et toutes les cuisines du monde entier. J’ai moi-même toujours cuisiné, et petite je faisais plein de mélanges d’épices et de fleurs un peu comme de la sorcellerie ! Le monde des saveurs m’a toujours fascinée, mais en vrai, quand j’étais petite, je voulais être médecin légiste, parce que j’adorais l’anatomie, la compréhension du corps humain. Je suis donc arrivée là un peu par hasard. Dans mon cursus scolaire, je me suis passionnée pour la philosophie, l’art et la biologie, et quand j’ai dû faire un choix en terminal j’ai choisi la biologie en sciences alimentaires avec la dimension culinaire.L’aromathérapeute qui nous donnait des cours à Montpellier m’a repérée car je réussissais à identifier toutes les molécules, c’est lui qui m’a conseillé de passer le concours de l’Isipca. C’est comme ça que j’ai découvert cette école : l’institut international supérieur des arômes et parfums. J’ai été admise et j’y ai étudié l’Aromatique alimentaire. J’ai adoré, c’était comme si c’était inné, mais par manque d’informations sur le sujet je ne peux pas dire que j’ai toujours voulu faire ça.
En sortant de l’école, je n’avais pas du tout envie de travailler pour un grand groupe alimentaire. Pendant 4 ans et demi, j’ai eu la chance de diriger la recherche et développement d’un lieu très conceptuel qui s’appelait le Laboratoire dans le 1er arrondissement de Paris.
Notre travail consistait à développer, pour un chercheur d’Harvard, un monde entre l’art et la science grâce à des expériences sensorielles et alimentaires (comme par exemple des appareils qui envoient des Sms Olfactifs…). C’était très enrichissant, on développait des projets pour Philippe Starck ou encore Thierry Marx… C’est dans ce contexte que j’ai mis un pied dans la parfumerie en collaborant avec le parfumeur Christophe Laudamiel qui travaille sur le lien entre les arômes et les parfums. C’est ce qui m’a permis de mûrir plusieurs projets autour de ce lien, par exemple comment on peut retranscrire les notes d’un parfum en notes alimentaires ou comment on crée le goût d’une musique pour le lancement d’un album. Voilà comment j’en suis arrivée à me spécialiser dans ce créneau qui est quand même bien particulier !
Peux-tu nous raconter ton coup de foudre amical avec Camille ? Qu’est-ce qui vous a donné envie de créer l’univers H. Theoria ?
Ce qui est drôle c’est que nous sommes très différentes mais nous avons une vision commune qui va bien au-delà de l’entreprenariat. Nous avons aussi un parcours très différent. Camille a fait une école de commerce (l’EDHEC), mais je crois que nous avions toutes les deux en nous ce désir de ne pas faire ce qu’on attend de nous ! Camille a toujours été passionnée par la gastronomie et après son école de commerce elle a décidé de partir en Corse et à la montagne pour faire les saisons dans la restauration car elle voulait vraiment connaître ce métier et échanger avec les gens qui y travaillent. Elle a travaillé dans plusieurs restaurants étoilés. J’ai trouvé sa démarche vraiment géniale. Puis ensuite elle est rentrée à Paris et a dirigé pendant 5 ans l’une des boutiques Lenôtre. C’est à ce moment-là que nous nous sommes rencontrées grâce à un ami en commun qui s’appelle Lulu. Camille et lui sont amis depuis leur enfance en Normandie et, quand j’ai rencontré Lulu au Laboratoire, il a tout de suite eu envie de me présenter à Camille car il sentait que ça allait faire des étincelles. Il avait du flair. Notre rencontre a été une évidence. On est allées boire un verre et on ne s’est plus jamais quittées. On a décidé d’habiter ensemble car on passait tellement de temps dans les bars à discuter qu’on ne voulait plus rentrer chez nous ! Et cela va faire 7 ans que nous sommes colocataires avec d’autres personnes dont cet ami Lulu.
Un soir de 2014, en rentrant de Berlin, après avoir travaillé sur un projet olfactif avec Christophe Laudamiel, qui me faisait vraiment mettre un pied dans l’univers des parfumeurs créateurs, j’ai retrouvé Camille à l’appartement. Nous étions sur notre canapé avec un verre de vin et je lui ai dit : “Pourquoi on ne fait pas des spiritueux comme on fait des parfums ?”. Ses yeux se sont illuminés, elle a tout de suite percuté et 5 ans plus tard voilà où on est !
Il faut aussi préciser que 10 ans auparavant j’avais fait mon premier stage chez Gabriel Boudier, liquoriste à Dijon, et cela m’avait complétement passionnée. J’avais donc ce bagage sur les spiritueux et c’était resté dans un petit coin de ma tête.
Tu aimes la poésie et la littérature, quelles sont tes sources d’inspirations ? Comment travailles-tu et crées-tu les liqueurs ?
Les mots sont une grande passion depuis très longtemps, j’écris de la poésie depuis l’âge de 7 ans et, c’est très classique, mais j’ai un gros faible pour Baudelaire. Je le lis et le relis, j’adore la beauté de la noirceur. J’aime aussi beaucoup le cinéma. Je pars toujours d’un mot qui m’inspire une véritable story movie. Pour H. Theoria, je suis partie des vices comme la procrastination et l’hystérie car je trouve que c’est un sujet baudelairien très intéressant et inspirant. Souvent, on fait un produit et ensuite on trouve le nom. Pour moi c’est l’inverse : c’est le mot qui me permet de créer. Un mot c’est très esthétique, c’est la seule chose qui n’est pas sensorielle. On peut se créer un monde en pensant à un mot, c’est fantastique.
En tant que jeunes femmes entrepreneuses, comment avez-vous réussi à intégrer et à faire votre place dans le monde old school et masculin des spiritueux ?
Effectivement, le monde des spiritueux est quand même très masculin mais il y a de plus en plus de femmes. Camille et moi avons a eu la chance de ne jamais considérer le fait d’être des femmes comme un problème, de ne jamais se dire “Ceci m’arrive car je suis une femme” ! Je pense que c’est dû à notre éducation. Mes parents ne m’ont jamais fermé de portes sous prétexte du genre. En fait, pour nous, c’est presque un non-sujet.
Mais j’ai conscience que c’est une chance que toutes les femmes n’ont pas eue.
Nous avons toutes les deux un caractère bien trempé et combatif, on ne se laisse pas faire si on estime que ce n’est pas juste. C’est cette notion de justice à l’intérieur de soi le plus important et elle dépasse largement l’opposition homme/femme.
Mais je dirais aussi qu’être une femme dans un monde d’hommes est plutôt un atout parce qu’on sous-estime encore les femmes malheureusement mais on ne s’en méfie pas, alors qu’on est capables de soulever des montagnes. C’est vrai qu’il peut nous arriver de rencontrer des hommes qui se disent “Ah ce sont les petites nénettes qui font leur projet girly”, mais pour moi le problème finalement dans ces cas-là se fait clairement plus ressentir du côté masculin parce que je trouve dommage pour eux de penser que quelque chose de beau et poétique est plutôt destiné aux femmes. C’est sous-estimé les hommes de penser qu’ils n’ont pas eux aussi une sensibilité esthétique pour le raffinement. Ils réfutent leur propre sensibilité alors que la sensibilité n’a pas de genre.
Procastination – Hystérie – Perfidie
Pour vos liqueurs vous avez créé et façonné un très bel univers graphique et original autour du noir avec un vocabulaire particulier. Vous utilisez les mots « Procrastination », « Hystérie », « Perfidie ». Pourquoi ?
Pour répondre à cette question, je vais parler de ma vision personnelle de création car Camille a une vision très différente de la mienne. J’ai voulu travailler autour des émotions, parler de l’univers facetté de l’humain, car pour moi la psychologie est essentielle dans tout ce qu’on vit. J’ai un côté “spleen” assez sombre, je considère que c’est très important de cultiver une certaine forme de névrose créatrice. Aujourd’hui, nous vivons dans un monde où il faut être heureux, être zen et sourire… Nous sommes dans la quête du bonheur. Je pense que nous serions plus épanouis en acceptant un peu notre noirceur plutôt que d’en faire une bête noire. Je trouvais donc très inspirant de travailler sur des états d’âmes, des vices humains qui ne sont pas glorieux et d’en faire quelque chose de poétique et de beau.
La procrastination, finalement, c’est s’accorder un temps à soi, un temps où l’on ne fait pas ce qu’on est censés faire certes, mais un temps pour soi. C’est donc finalement plutôt positif.
« Aujourd’hui, nous vivons dans un monde où il faut être heureux, être zen et sourire… Nous sommes dans la quête du bonheur. Je pense que nous serions plus épanouis en acceptant un peu notre noirceur plutôt que d’en faire une bête noire. Je trouvais donc très inspirant de travailler sur des états d’âmes, des vices humains qui ne sont pas glorieux et d’en faire quelque chose de poétique et de beau. »
Quant à l’hystérie, ce n’est pas l’hystérie de Charcot, c’est justement un pied de nez à toutes ces années où l’on disait des femmes qu’elles étaient hystériques. Être hystérique pour moi c’est plutôt assumer son côté rock n’roll, exubérant et spontané. Puis, pour la perfidie, je trouvais amusant de parler d’un trait de caractère qui est assez décrié afin de remettre un peu d’ego trip dans le game mais aussi de voir que oui, nous ne sommes pas faits toujours que de très nobles pensées. Mais du moment que l’on prend du recul sur ce que l’on ressent, ce n’est pas un problème de l’accepter !
La bouteille est quant à elle inspirée des flacons du 19ème siècle et pour les illustrations nous avons travaillé avec un artiste qui s’appelle Samy Halim. Il dessine tout à la main sur iPad et il a très vite compris l’univers qu’on souhaitait. J’avais réalisé un moodboard dans l’esprit des cabinets de curiosités. Il a dessiné plusieurs éléments graphiques qui racontent bien l’histoire de chaque liqueur.
Qui sont les femmes qui t’inspirent ?
Spontanément je pense à Charlotte Gainsbourg, j’adore son univers sombre, volubile et timide et aussi sa façon de s’exprimer. Elle reste entière.
Il y a aussi Marguerite Duras, évidemment, pour son insolence de l’époque.
Dernièrement, j’ai découvert une mannequin et chanteuse qui s’appelle Viktoria Modesta. Elle a été amputée d’une jambe et porte des prothèses incroyables, au design et à l’esthétique surréalistes. Je trouve ça tellement admirable de transformer son handicap, quelque chose que la société juge « en moins », en quelque chose de littéralement « en plus » qui devient magnifique. Dans un de ses clips, elle porte une prothèse en acier noir en forme d’aiguille, avec laquelle elle danse et brise le sol. C’est juste splendide !
Et il y a aussi Régine. J’aime cette femme, j’ai lu sa vie et découvert qu’elle était partie de rien et a réussi a monté des discothèques toute seule jusqu’en Ouzbékistan ! Elle a eu une vie de dingue, hyper inspirante !
Je pense aussi à Gerda Wegener, la femme de Lili Elbe, le premier transgenre de l’histoire. J’ai découvert son histoire dans le film The Danish Girl et je me suis documentée par la suite. Elle a accompagné son mari jusqu’au bout dans sa transformation et c’est une peintre incroyable. Elle a cassé tous les codes de l’époque.
Il y a aussi plein de femmes que j’admire au quotidien car elles mènent des combats engagés. Je pense par exemple aux femmes fantastiques que nous avons rencontrées lors du concours « Les Elles de France » comme Ghada Hatem, fondatrice de la maison des femmes à Saint-Denis ou Élise Boghossian, fondatrice de l’ONG EliseCare, qui prodigue des soins médicaux aux réfugiés victimes du terrorisme ou encore Diaryatou Bah, présidente de l’association « Excision, parlons-en » !
Quelle est ta couleur préférée et pourquoi ?
Ce n’est pas une couleur mais plutôt une valeur : c’est le noir ! Ça tombe bien, non ? (sourire). Parce que c’est le plein et le vide en même temps. En physique, le noir est la conséquence d’une matière qui absorbe tout le rayonnement visible, tout le prisme des couleurs et qui emmagasine l’énergie. C’est un choix émotionnel parce que c’est mystique. Pour moi le noir n’est pas du tout une couleur triste, ça représente plutôt la force et la profondeur.
Par Estelle / Elles créent, Noir Mystère