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Rencontre avec l’historienne et autrice Virginie Girod

L’HISTORIENNE VIRGINIE GIROD NOUS ÉCLAIRE SUR L'INTIMITÉ DES FEMMES DE L’ANTIQUITÉ, METTANT À JOUR LES NORMES QUI ONT FAÇONNÉ LA SEXUALITÉ OCCIDENTALE

6 mars 2019

Virginie Girod

Docteur en Histoire, Virginie Girod a écrit plusieurs ouvrages sur l’histoire des femmes et de la sexualité dans l’Antiquité tels que Les femmes et le sexe dans la Rome Antique (2013), Agrippine, sexe, crimes et pouvoir dans la Rome impériale (2015) et Théodora, prostituée et impératrice de Byzance (2018) parus chez Tallandier. En tant qu’experte, elle intervient régulièrement dans des émissions historiques comme « Secrets d’Histoire » et écrit des chroniques pour de nombreux magazines.
Nous avons rencontré Virginie pour parler avec elle de ce sujet qui éclaire les fondements de la sexualité féminine occidentale. Un sujet passionnant qui touche notre chair, nos normes culturelles, la vision que nous pouvons avoir de notre corps et de notre intimité.

(Crédit : Jérôme Verdier)

Virginie, vous êtes historienne et vous vous êtes spécialisée dans l’histoire de la sexualité féminine. Pourquoi avoir choisi ce sujet ?

Je me suis toujours intéressée à la sexualité. Dans la bibliothèque de mes parents, il y avait deux livres qui étaient cachés : l’un parlait de l’histoire de la sexualité et l’autre de la sexualité dans l’ethnologie. À 12 ans, je me cachais pour les lire et je trouvais ça passionnant. Je pense que je devais déjà commencer à pressentir que la sexologie était au cœur de toutes les disciplines, de la biologie, de la psychologie, mais était surtout très politique. Et puis, à cette époque, je me demandais aussi pourquoi on m’élevait d’une certaine manière, en me disant que le sexe c’était mal, parce que je viens d’une famille méditerranéenne. La sexualité est donc un sujet qui m’a toujours intriguée.
Quand je me suis retrouvée en master, j’ai dit à mon directeur de thèse que je voulais travailler sur l’érotisme féminin parce que j’étais tombée sur le travail sur l’érotisme masculin de Thierry Eloi, qui avait soutenu sa thèse quelques années avant que je ne commence la mienne, et que je trouvais le sujet passionnant. Il y avait des travaux sur la sexualité mais il n’y avait pas, en France, de recherches précises sur ce qu’était la sexualité féminine à Rome. Mon directeur de thèse, qui était spécialiste de l’armée romaine, m’a proposé une double tutelle avec un professeur d’histoire de l’art, et je travaillais également de manière informelle avec la grande spécialiste de la médecine des femmes dans l’Antiquité, Danielle Gourevitch. Cela m’a permis d’aller investiguer un peu tous les champs car il fallait que j’aie une compréhension globale de la sexualité.

Justement, quelles sources avez-vous utilisé puisqu’il s’agit d’une histoire touchant à l’intime ?

Il n’y a pas vraiment de source intime et personnelle et il faut donc aller les chercher partout ailleurs. Dans un premier temps, il y a les sources juridiques qui vont permettre de comprendre le cadre dans lequel on place les femmes, ce qu’elles ont le droit de faire ou pas. Et on va voir très clairement émerger deux catégories de femmes : la matrone, dont le rôle est d’enfanter les des citoyens, qui doit avoir une sexualité très restrictive et limitée parce qu’il faut que l’on soit sûr de la paternité des enfants mis au monde, et son corollaire, celle avec qui on va s’amuser, la putain. Cette dichotomie entre la mère et la putain structure fondamentalement la société romaine et elle va perdurer très longtemps, jusqu’à aujourd’hui.
J’ai également utilisé des sources littéraires, les écrits de poètes élégiaques qui donnaient leurs sentiments sur la société, qui permettent de rentrer dans des choses plus privées, dans le rapport aux femmes, dans l’intime. Est-ce que les matrones sont tellement éloignées de la sexualité ? Est-ce qu’elles trompent leur mari ? Est-ce que l’amour existe ? Qu’est-ce que les prostituées investissent dans leur métier ? Est-ce vraiment de la survie ? Jouent-elles le sentiment amoureux pour en tirer de l’argent ?
Par ailleurs, l’art permet d’avoir un aperçu de la beauté féminine. On trouve le corps féminin dans la statuaire, dans la peinture, et, fort heureusement, Pompéi permet d’avoir un énorme vivier d’images.
Le médical est également important puisqu’il nous livre le regard scientifique sur la femme, avec des choses qui sont aujourd’hui totalement aberrantes. Par exemple, des femmes se désolaient de ne pas avoir d’enfant parce qu’on leur disait de faire l’amour au mauvais moment du cycle…
L’avantage d’un tel travail est qu’il m’a permis d’avoir une vision très globale de la société romaine, et de voir à quel point la civilisation gréco-romaine est la grand-mère de la nôtre et nous a forgés. Le monde judéo-chrétien lui-même s’est emparé des grandes structures mentales romaines. Il s’est ancré dans le monde gréco-romain pour aboutir à notre société.

Il y a avait donc plusieurs catégories de femmes dans l’Antiquité. Quelles pratiques sexuelles leur étaient autorisées ou non ?

On demandait aux épouses de se marier vierges, pour le premier mariage, car les femmes étaient amenées à se marier plusieurs fois dans la société romaine – le mariage représentant une alliance avec une autre famille et permettant de tisser des liens de solidarité. Cette femme, qui arrive au mariage vierge entre 12 et 16 ans, doit avoir une sexualité désérotisée. Elle a accès au baiser érotique parce que c’est une pratique quasiment spirituelle, mais elle fait l’amour dans le noir, en gardant ses vêtements, parce qu’être totalement nue est le summum de l’impudeur. Au niveau des positions, le missionnaire n’est pas encore très en vogue, puisqu’on imite les positions des animaux qui paraissent plus naturelles, et c’est donc la levrette qui est habituelle pour la matrone romaine. Le but est vraiment d’avoir des enfants. Un homme, à moins d’être très amoureux et d’avoir une pratique érotique de haut niveau, ne va pas demander à son épouse de ressentir du plaisir. Certains médecins vont dire que c’est mieux d’avoir du plaisir pour concevoir, mais ce sont ceux qui ont pour patientes des femmes de la famille impériale, à qui ils veulent plaire, et qui favorisent donc l’aspect diplomatique.
De l’autre côté, les prostituées sont là pour toute la partie récréative. Avec elles il n’y a pas de limites, on peut tout leur demander. La sodomie et la fellation sont pratiquées sans aucun problème. Seul le cunnilingus est perçu comme une pratique extrêmement dégradante. La société romaine est phallocentrique, la sexualité est donc centrée autour du pénis : celui qui domine pénètre.

Livre Les femmes et le sexe dans la Rome antiquee, Virginie Girod

Livre Les femmes et le sexe dans la Rome antique de Virginie Girod

Y-a-t-il des figures féminines qui ont transgressé ces normes ? Je pense notamment à Théodora à qui vous avez consacré un livre.

Oui, et ces figures féminines sont, d’après moi, plus intéressantes que les féministes parce qu’elles ne sont pas en train de dire aux autres comment elles doivent vivre. Elles choisissent leur destin et ouvrent les portes aux autres, à celles qui veulent conquérir la sphère publique.
Le cas de Théodora est très particulier. On est à Byzance, dans un monde qui se veut romain mais qui ne l’est plus, qui est totalement chrétien et qui a donc d’autres normes. Théodora est une jeune femme qui appartient au milieu du spectacle et qui est donc marginalisée, car c’est un milieu qui flirte toujours avec la prostitution, puisqu’exposer son corps aux regards des autres c’est déjà se prostituer. Elle va devenir mime, elle va devenir courtisane, mais elle a une véritable volonté d’ascension sociale. Et elle va se trouver au bon endroit au bon moment, et rencontrer la bonne personne, Justinien, le futur empereur de Byzance. Justinien est un homme qui vient lui-même des bas-fonds, un petit paysan des Balkans qui a été promu prince héritier parce que son oncle n’avait pas de fils, qu’il l’avait adopté, et que sa carrière militaire l’avait amené à prendre le pouvoir alors qu’Anastase l’empereur venait d’être assassiné. Arrivé à la quarantaine, Justinien n’est pas marié, à mon sens parce qu’il ne supporte pas l’idée d’épouser une femme de l’aristocratie qui pourrait lui rappeler chaque matin la bassesse de ses origines. Et, lorsqu’il découvre Théodora, cette jeune femme extrêmement belle, d’une intelligence très au-dessus de la moyenne, qui a aussi cette volonté de s’extraire des bas-fonds et qui sait ce que c’est que souffrir pour s’élever, il tombe amoureux d’elle. Ils vont faire alliance et vont régner ensemble sur l’Empire byzantin.
Il y a évidemment d’autres figures féminines transgressives. Je pense à Julie, la fille de l’Empereur Auguste. Il n’a qu’un seul enfant et il fonde sa politique dynastique sur elle. Sauf que Julie est comme son père, elle aime le pouvoir, et, pour devenir impératrice, elle va tenter un coup d’état contre son père avec son amant. Auguste va très mal le prendre, d’autant plus que l’amant de sa fille est le fils de son ancien ennemi Marc-Antoine… Il va donc faire assassiner Julius Antoninus et exiler sa fille qui mourra bien des années plus tard. La transgression est donc quelque chose de dangereux. Et on voit, à Rome, que les femmes qui se sont imposées en politique sont celles qui ont instrumentalisé leur fils pour y parvenir. Instrumentaliser un mari ou un amant ne fonctionne pas.

Livre Theodora, Virginie Girod

Livre Théodora de Virginie Girod

En quoi les pratiques et normes sexuelles antiques ont-elles façonné la conception occidentale de la sexualité ?

Les pratiques intrinsèques ne varient pas dans le temps, on n’a rien inventé de fou depuis l’Antiquité puisque, tout simplement, notre corps nous limite. En revanche, ce qui est toléré ou pas varie dans le temps en fonction des idéologies d’une époque. Aujourd’hui, on est beaucoup plus ouverts sur tous un tas de pratiques, ce qui caractérise la perversion ou la déviance est vraiment quelque chose qui relève du pathologique. Néanmoins, il y a quelque chose qui perdure, c’est cette dualité de la femme, mère ou putain. L’exemple que je donne toujours est le suivant : le poète Martial écrit, fin Ier siècle, début IIe siècle de notre ère, « je veux une Lucrèce le jour et une Laïs la nuit ». Lucrèce est le terme qui désigne la femme idéale, pudique, chaste (ce qui pour les Romains signifie partager une sexualité avec son mari dans le but de concevoir), en référence à Lucrèce qui s’est suicidée après avoir été violée pour ne pas faire de tort à son mari ; Laïs est le terme générique qui désigne les prostituées. Et, il y a 2-3 ans, je me suis retrouvée avec le Elle dans les mains et je suis tombée sur ce magnifique titre d’article : « Comment être une princesse le jour et une salope la nuit ? ». Je me suis dit que les choses ne changeaient décidemment pas… On nous autorise peut-être un peu plus cette dualité, essentiellement dans les milieux intellectuels, plus libérés, plus affranchis des normes, mais ce n’est pas vrai partout. De manière générale, la sexualité féminine reste très limitée et limitante.

Quels sont pour vous les grands enjeux de la sexualité féminine contemporaine ?

Je pense que lorsque les femmes auront atteint la même liberté sexuelle que les hommes, c’est-à-dire l’absence de jugement, la possibilité de changer de partenaire sans être traitée de salope, on aura atteint l’égalité. Tout simplement parce qu’on arrêtera alors de voir les femmes comme des êtres potentiellement inférieurs. Cette infériorité est liée à une peur ontologique des hommes de ne pas être le père de leur enfant et, dès lors qu’on aura aboli cette peur, parce que la maîtrise de la contraception notamment le permet, les femmes pourront être aussi libres que les hommes. Quand une femme aura la même liberté sexuelle qu’un homme, qu’elle ne se fera plus traiter de salope par les hommes mais aussi par les autres femmes, cela se traduira nécessairement dans la société par la même capacité à aller rechercher les postes de pouvoir, la capacité à ne plus se culpabiliser d’être une mauvaise mère quand on travaille, la capacité à négocier les mêmes salaires que les hommes.

Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?

Mon prochain livre, Les douze César, sortira en septembre. Et je viens de signer un contrat pour un 5e livre qui paraitra en 2021, pour lequel je repars sur un gros travail sur les femmes qui me réjouit… mais je ne vous en dis pas plus !
J’écris aussi pour des magazines d’histoire puisque j’ai aujourd’hui je suis reconnue dans mon domaine. Et je travaille avec les chaînes de télé puisque je suis maintenant un des visages récurrents de « Secrets d’Histoire ». Ce qui m’anime, c’est montrer que l’histoire est une discipline fascinante dans laquelle on peut puiser de la nourriture intellectuelle pour réfléchir le monde et le changer, c’est de comprendre le passé pour agir sur le présent et le futur. C’est vraiment quelque chose qui, je pense, va animer mon travail dans les années à venir.

Quelles sont les femmes qui vous inspirent ?

C’est une grande question ! Je crois qu’Agrippine, sur laquelle j’ai travaillé, m’a inspirée pour sa capacité à transgresser les règles et à refuser la société telle qu’elle est. Ce qui me fascine chez elle, c’est cette capacité à dire : « Je suis une femme, et alors ? Je fais ce que je veux ».
Théodora a été une autre figure fascinante de par son ascension sociale, car je viens moi-même d’un petit milieu social et que l’élévation est quelque chose qui m’interpelle.
Et, plus récemment, Simone Veil, car il y a quelque chose dans sa résilience, dans sa capacité à surmonter les obstacles, qui est exceptionnel. Elle a porté la loi sur l’avortement, ce qui demandait un courage et une conviction hors-du-commun. C’est la force mentale de cette femme qui me subjugue.

Livre Agrippine, Virginie Girod

Livre Agrippine de Virginie Girod

Quelle est votre couleur préférée ?

La pourpre impériale ! J’aime le violet, c’est une couleur forte, intense, une couleur chaude, féminine.

Virginie Girod

Virginie Girod – Crédit photo : Jérôme Verdier

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